Préface inutile (Extraits)
« Je crois qu’il faudra dorénavant tout mettre en dictionnaire. La vie est trop courte pour lire de suite tant de gros livres : malheur aux longues dissertations ! Un dictionnaire vous met sous la main dans le moment, la chose dont vous avez besoin. Ils sont utiles surtout aux personnes déjà instruites, qui cherchent à se rappeler ce qu’ils ont su. »
Voltaire, Lettre à Elie Bertrand, 9 janvier 1763
Chère lectrice, Cher Lecteur,
À un quidam qui lui demandait quel livre il pourrait lire pour connaître Voltaire, Sacha Guitry répondit : « Lisez-donc Voltaire ! » Au XIXe siècle, Barbey d’Aurevilly, rendant compte de la publication par les éditions Garnier des Œuvres de Diderot précédées d’une « Notice » de Jules Assézat, écrivit : « Je ne connais pas M. Assézat. Il y a comme cela de par le monde de la librairie des messieurs dont la fonction est de faire des notices sur les livres et qui sautent ainsi sur les épaules des auteurs connus pour qu’on les voie. Je ne demande pas mieux que de les regarder et même je n’ai rien à dire à ces grimpeurs, s’ils ont quelque chose à me montrer... qui ne soit pas ce que les singes montrent ordinairement quand ils grimpent... »

Après avoir lu ces lignes, vous aurez compris, chère lectrice, et vous aussi cher lecteur, pourquoi, ayant composé le corps de cet Autodictionnaire, je renâcle à m’atteler à une quelconque présentation. Je ne suis pas hostile aux préfaces, j’en reconnais l’intérêt dans le cas de l’édition de certaines œuvres qui nécessitent des éclair- cissements pour être vraiment saisies, mais dans cet Autodictionnaire, elle est parfaitement inutile. (Sans compter que je ne me sens pas trop d’écrire à côté de Voltaire : c’est un peu comme si on me priait de chanter en duo avec la Callas...
- Huber : Le dîner des philosophes
Pourquoi inutile ? Tout simplement parce que les fragments ici rassemblés, organisés alphabétiquement, sont par définition décontextualisés. Mais ce qui pourrait être une infirmité s’avère ici très heureux.
Je vous explique : lorsqu’on lit un classique, on le lit comme un « classique », c’est-à-dire comme une œuvre du passé. Non pas une œuvre dépassée, mais enfin, une œuvre qui ne s’apprécie totalement que remise dans le contexte de son époque. Or, en lisant le volume que vous avez entre les mains, vous vous rendrez compte à quel point Voltaire est de plain-pied avec nous dans sa manière d’aborder les sujets qu’il traite. Oui, du fait de la décontextualisation, nous perdons de vue l’âge de ces écrits qui du coup acquièrent une actualité inattendue.
Je vous donne un exemple. Vous trouverez plusieurs entrées concernant la justice infectée par le fanatisme religieux. C’est le grand combat de Voltaire : l’humanisation de la justice par sa laïcisation. Que nous dit le philosophe ? Premièrement, qu’il faut radicalement séparer le péché du crime : vous avez commis un acte délictueux, vous avez des comptes à rendre à la justice et vous êtes passible d’une peine ; vous avez com- mis un péché, vous irez certainement en enfer, mais cela ne regarde que vous et votre Créateur, non la société et encore moins la justice (Dieu jugera lui-même le pécheur, et il y aurait bien de l’orgueil à vouloir se substituer à Lui). Deuxièmement, qu’il faut que les peines soient proportionnelles aux délits : Voltaire donne l’exemple d’une jeune servante pendue pour avoir volé dix-huit mouchoirs à sa maîtresse qui ne lui payait pas ses gages...
Cela ne vous rappelle rien ? Allez lire ces textes, oubliez qu’ils parlent de la société chrétienne du XVIIIe siècle, remplacez « catholiques » par « musulmans », « guerres de religion » par « Jihad » et « traditions juridiques » par « charia », et vous verrez combien ce combat ressemble à s’y méprendre à celui que mènent aujourd’hui les séculiers arabes.
- Huber : Voltaire et le jeu
Et puis, il y a la forme. La majorité des œuvres philosophiques en prose de Voltaire se composent de chapitres courts écrits dans un style percutant, qui peuvent se lire et se com- prendre en dehors du contexte général. Cette discontinuité dans la continuité et le ton de la conversation qu’il emploie font que vous pouvez choisir n’importe quel chapitre et entendre les réflexions de Voltaire avec l’impression qu’il s’adresse à vous, directement et personnellement. Oui, voyager en Voltairie, c’est être entraîné par un compagnon qui s’arrête à chaque sujet. Infatigable, il ne lasse pourtant pas : il y a dans sa prose un je ne sais quoi de tonique qui se révèle vite contagieux.
Si, comme je l’espère, je vous ai convaincu, je vous invite à sauter allègrement cette préface et à vous promener dans cet Autodictionnaire. Prenez n’importe quelle entrée, suivez ses corrélats « à sauts et à gambades » et jouissez de la fraî- cheur du paysage intellectuel déployé par ce philosophe qui garda jusqu’à la fin de sa vie une étonnante jeunesse d’esprit.
Je pensais bien m’en tirer ainsi, mais j’ai relu mon contrat.
Hélas, il est très précis : je devais composer une préface. Et une longue : cent mille signes... (blancs compris, heureusement.) En vérité, tout à la joie de me replonger dans Voltaire, j’avais oublié ce détail...
Alors, pour ceux qui souhaiteraient quand même quelques éclaircissements (éclaircir Voltaire !), j’ai cédé à mon devoir.
Commençons par un exergue, beau, représentatif et signé Kant :
« Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même res- ponsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sous la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause réside non dans le défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sous la direction d’autrui.
» Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. »
(Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », in La Philosophie de l’histoire.)
Mon attirance pour le siècle des Lumières est moins due à la force de sa pensée qu’à son énergie communicative. Cette soif enthousiaste, juvénile de tout comprendre, cette passion pour le progrès des sciences et des techniques, cette lutte contre les dogmes et pour l’émancipation de l’esprit et des esprits n’ont sans doute pas été étrangères à mon choix de devenir éditeur, vocation qui pourrait se résumer à un besoin perpétuel de découvrir et de partager ses décou- vertes – avec la conviction naïve qu’elles partici- pent au bonheur de vivre.
Oui, je me sens proche du d’Alembert qui célèbre le changement des idées : « L’espèce d’enthousiasme qui accompagne les décou- vertes, une certaine élévation d’idées que produit en nous le spectacle de l’univers ; toutes ses causes ont dû exciter dans les esprits une fermentation vive ; cette fermentation agissant en tout sens par sa nature, s’est portée avec une espèce de violence sur tout ce qui s’est offert à elle, comme un fleuve qui a brisé ses digues. » (D’Alembert, Essai sur les éléments de philosophie ou sur les Principes des connaissances humaines, 1759.)
Bien sûr, on l’a dit et répété, « les Lumières ont leur part d’ombre ». Et au XXe siècle, emporté par le mouvement de la décolonisation, on a instruit leur procès, en insistant notamment sur la conception anthropologique de plusieurs philosophes. La mise en cause était certes légitime, malheureusement certains l’ont poussée jusqu’à la caricature, et l’idéologie a fini par étouffer l’exigence critique. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas dans la préface d’un Autodictionnaire Voltaire qu’il convient de rouvrir un procès qui s’inscrit dans la mise en cause plus générale des valeurs que l’Occident tient pour universelles. Souvenons-nous, cependant, que c’est grâce à l’esprit des Lumières, à l’affirmation de l’autonomie de la raison imposée par les philosophes, que ce procès aura pu être mené. C’est une évidence sans doute, mais il est certaines évidences qu’il est parfois bon de rappeler.
Mais comment encore parler de Voltaire ?
D’Alembert l’appelait « M. le Multiforme ». Poète, prosateur, historien, auteur tragique, conteur, philosophe, essayiste, vulgarisateur, pamphlétaire, et toujours grand esprit. Sa puis- sance de travail lui a permis de forger une œuvre océane d’une variété sans exemple : des dizaines de pièces de théâtre, des contes, une correspondance de plus de vingt mille lettres, des œuvres historiques, des dizaines d’essais philosophiques, des centaines de milliers de vers, et mille « rogatons » et fusées en tout genre lancés à jet continu, depuis l’arsenal de Ferney, contre le fanatisme clérical.
- Huber : Voltaire à sa toilette
On a dit que Voltaire avait vécu sur le rythme d’un allegro de Vivaldi. Qu’il changeait de ton et de visage à une cadence insensée. Qu’il pouvait passer de la morale à la plaisanterie, de la philosophie à l’enthousiasme, de la douceur à l’emportement, de la flatterie à la satire, de l’humilité d’un sage à la vanité d’un grand seigneur... « M. le Multiforme », d’Alembert avait raison.
De son vivant jusqu’à nos jours, il a été autant adulé que haï. Nombre de ses contemporains l’ont attaqué, histoire de se poser en rivaux. Peine perdue : la postérité a jugé, et ce n’est plus que dans la mémoire des érudits que flottent encore les noms de Nonotte, Lefranc de Pompignan, Fréron et de tant d’autres dont il est inutile de tenter de ressusciter le souvenir.
Jalousé, outragé, Voltaire ne se laissait pas faire. Il a attaqué autant qu’il le fut, il s’est jeté contre ses ennemis et leur a fait sentir la force de ses coups. Il était de ces hommes faits pour la bataille. Et il aimait ça : « J’ai la colique, je souffre beaucoup, mais quand je me bats contre l’Infâme, je suis soulagé. » Rien de plus étonnant que la puissance qui émanait de cet homme né fragile, au corps malingre, et qui, infatigable – et incapable de prendre du repos –, dépassera pourtant l’âge de quatre-vingt-trois ans, dans une forme intellectuelle superbe.
Souvent étincelant et drôle, il utilisait tantôt le sarcasme, tantôt l’enjouement contre les ennemis de la raison. Mais son ironie mordante pouvait être cruelle, et même basse – le sensible Jean-Jacques l’a douloureusement éprouvé.
- Voltaire et Frédéric II
Mais comment encore parler de Voltaire, quel portrait en dresser quand, depuis plus de deux siècles et demi, des centaines d’écrivains, dont de très grands ont écrit sur lui ?
On a tout dit et son contraire. On a loué son intelligence, sa vivacité, sa curiosité universelle, sa passion des idées, son obsession de la justice. On a admiré son don de s’exprimer en clair, de la façon la plus directe et la plus sûre de convaincre en divertissant. On a dit qu’on trouvait en lui tous les charmes de l’esprit et toutes les petitesses des passions ; l’imagination la plus brillante et le langage le plus cynique, le plus révoltant ; de la philosophie, et de l’absurdité ; la variété de l’érudition, et les bévues de l’ignorance ; de beaux ouvrages, et des productions odieuses ; de la hardiesse, et une basse adulation ; des hommages à la religion, et des blasphèmes ; des leçons de vertu, et l’apologie du vice ; des protestations de zèle pour la vérité, et tous les artifices de la mauvaise foi ; l’enthousiasme de la tolérance, et des emportements sectaires...
Haï autant que vénéré, mais il est intéressant de noter que la plupart de ses contempteurs n’ont pas pu s’empêcher de laisser transparaître sous leurs attaques, une certaine forme d’admiration. Ecoutez de Maistre, flamboyant héraut de la réaction, et goûtez cet alexandrin dissimulé dans sa prose : « Paris le couronna, Sodome l’eût banni. »
De Maistre ajoute : « Comment vous peindrais-je ce qu’il me fait éprouver ? Quand je vois ce qu’il pouvait faire et ce qu’il a fait, ses inimitables talents ne m’inspirent plus qu’une espèce de rage sainte qui n’a pas de nom. Suspendu entre l’admiration et l’horreur, quelquefois je voudrais lui faire élever une statue... par la main du bourreau. » (Soirées de Saint-Pétersbourg. IVe Entretien.)
Table de la préface :
- Mais comment encore parler de voltaire ?
- La barbarie ordinaire
- Voltaire enquête
- La bataille commence
- Pourquoi avoir défendu calas ?
- Laïciser la justice pour l’humaniser
- « Écrasez l’infâme ! »
- De l’intolérance considérée comme un visage de la charité
- Une tolérance ambiguë
- Voltaire antisémite ?
- Un dictionnaire pour enseigner le doute
- L’érudition contre le savoir
- la pensée ne cabotera plus
- La peur de l’irrationnel et l’impératif de l’équilibre
- Du goût à la pensée
- L’avènement de l’intellectuel et la postérité d’un combat
- Une image brouillée
- Post scriptum